Atelier #11 : deux romans recommandés par Lovecraft…injustement oubliés

 OlafStapledonByNeilAustin565
L’horreur cosmique est un terme employé par Lovecraft pour désigner non seulement ses œuvres mais aussi un genre de fiction qu’il affectionnait, sans pour autant que ni lui, ni d’autres faiseurs d’étiquettes n’aient jamais pris la peine d’en définir plus explicitement les contours. Or, réaliser un jeu fictionnel comme Horreur Cosmique suppose de bien cerner le cœur du genre. J’avais un peu glosé sur le sujet dans les premiers ateliers, mais à la lueurs de trois romans passé sous mon radar, voici de nouveaux éléments…
Si aujourd’hui les genres de la Fantasy et de la Science-fiction sont clairement distincts (voire opposés), il faut se rappeler que Lovecraft écrivait à une époque ou, dans le creuset des « pulps », tout cela émergeait à peine. De fait, on a aujourd’hui des problèmes pour classer les oeuvres d’HPL, qui tombent par défaut dans le registre de « l’horreur ». Or, s’il est vrai que Lovecraft méprisait les récits de « scientifiction » de son époque, il faut avoir à l’esprit que ceux ci relevaient d’un space opéra romanesque et pompier, sorte de « Space Western » ayant bien peu avoir avec la science et beaucoup plus avec le roman populaire rocambolesque du siècle précédent.
Cela n’empêchait pas le maître de providence de porter très haut nombre de récits de Science-fiction de l’époque, en particulier trois d’entre eux, injustement oubliés. Les voici.

17 humanités jusqu’à la fin des temps

Dans une lettre à Fritz Leiber de 1936, voila ce qu’HPL dit d’un Roman de Olaf Stapledon passé jusqu’ici sous mon radar :

« I’m glad to hear of your perusal of Last and First Men—a volume which to my mind forms the greatest of all achievements in the field that Master Ackerman would denominate « scientifiction ». Its scope is dizzying—and despite a somewhat disproportionate acceleration of the tempo toward the end, and a few scientific inferences which might legitimately be challenged, it remains a thing of unparalleled power. As you say, it has the truly basic quality of a myth, and some of the episodes are of matchless poignancy and dramatic intensity. » 

J’ai eu l’occasion de lire Last and first men (en français : Les derniers et les premiers). Même si sur la forme que sur le fond, le roman me parait avoir subit les épreuves du temps, Il en reste néanmoins un parfum suranné qui ajoute à son étrangeté et de très beaux épisodes. Les martiens valent, dans la catégorie des intelligences non humaines, leur pesant d’or, qui devait être repris dans Horreur Cosmique. Le conflit qui découle de leur arrivé sur terre avec la « seconde humanité » dure quelques millions d’années et se solde par un échec de cette dernière.
On sera surpris aussi de retrouver le roman à la source (apparente) de beaucoup d’autres œuvres, comme par exemple la planète des singes de Pierre Boule, à travers la description d’une des humanités dégénérées et de sa rencontre avec la seconde humanité.
Bref, malgré les défauts du roman, peu d’auteurs se sont aventurés aussi loin que Stapledon. On mentionnera Dougal Dixon et son « anthropologie du futur » (Man after Man) qui peut re-actualiser sur le plan de la crédibilité les visions de l’auteur (et qui reprend d’ailleurs certains détails tres particulier de l’humanité future), ainsi qu’une suite écrite au Time machine de HG Wells par Stephen Baxter, les vaisseaux du temps, qui sur le même mode, vous fait faire un voyage hallucinant aux limites de l’espace et du temps, à la rencontrer nos lointains descendants.

L’humanité, cet accident de parcours

En 1937 dans une lettre à Arthur Widner, HPL nous dit aussi la chose suivante :  « I don’t care for science fiction of the sort published in cheap magazines. There’s no vitality in it—merely dry theories tacked on to shallow, unreal, insincere juvenile adventure stories. But I do like the few real masterpieces in the field—certain of H. G. Wells’s novels, S. Fowler Wright’s The World Below, & that marvellous piece of imagination by W. Olaf Stapledon, Last & First Men. »

 
J’avais déjà précédé cette affirmation en considérant certains romans et nouvelles de Wells comme proche de HPL, mais voila le tout confirmé par le Maitre, avec en prime un nouveau roman à lire. Ce que j’ai fait. J’ai eu du mal, car The World Below  de S. Fowler Wright a été publié au début des années 50 en français, mais sous un autre titre (Cette sacré planète). On ne trouve pratiquement aucune critique en français sur le réseau, et il est temps de réparer cette injustice.
Car le roman pourrait figurer sans rougir aux coté de Dans l’abîme du Temps de HPL, La cité de la flamme chantante de Clark Ashton Smith ou les aventures de Randolph Carter.
 L’intrigue vient en effet rejoindre la série des « visions de futurs lointains » qui alimentent une bonne partie des fictions lovecraftiennes. Mais cette fois-ci, plutôt que de survoler les éons, nous voila lâchés au beau milieu d’un monde inconnu, en la personne du protagoniste, dont la préoccupation va d’abord être la survie. Cette terre d’un futur incommensurablement lointain ne compte plus d’humanité sur son sol. Deux espèces « intelligentes » se la partagent, les « amphibiens », télépathes et pacifiques ayant atteint un niveau de civilisation de l’ordre de l’utopie pour nous autres humains, et les « gardiens », sortes de géants humanoides mystérieux et omniscients. Les premiers contrôlant les mers et les cotes tandis que les seconds « règnent » sur l’intérieur des terres depuis leur villes souterraines.
L’emploi de guillemets s’avère nécessaire tant l’auteur s’attache à décrire un monde radicalement étrange(r), fascinant et inquiétant à la fois ou l’humanité n’est plus qu’une race d’hominidés primitive oubliée. Même la chute (que je ne raconterai pas) est on ne peut plus Lovecraftienne.

L’horreur cosmique et la figure de l’excès

Si ces deux romans et au delà, la plupart des ouvrages que HPL rattache à l’horreur cosmique ont quelque chose en commun, c’est probablement la notion d’excès. J’en vois au moins cinq :
Excès de temps: c’est le plus commun. Lovecraft évoque à maintes reprises les « abimes du temps », que ce soit le lointain passé de la terre et de l’univers et ses multiples habitants, depuis Dans l’abîme du temps jusqu’au Montagnes hallucinées, mais aussi de l’avenir lointain de l’humanité et de la terre ( http://www.yog-sothoth.com/wiki/index.php/Cthulhu_Mythos_Timeline#Future)
Excès de dimensions: A part Les Chiens de Tindalos, le meilleur exemple est peut être à trouver chez Clark Ashton smith, avec La cité de la flamme chantante. La beauté n’est pas loin, l’intangible et l’immatériel non plus (comme dans la couleur tombée du ciel). Cela épouse d’autres fois les « dimensions platoniciennes » ouvertes par les mathématiques, l’esprit, la connaissance. La physique n’est pas loin et Yog Sothoth pointe son nez.
Excès d’espace: ce n’est pas le plus utilisé par HPL, bien que les dieux viennent des confins de l’espace. Les confins sont d’ailleurs relatifs. L’antarctique en est un, autant que Yugoth, ou n’importe quelle ville oubliée dans les sables d’un désert inhospitalier, jungle impénétrable ou île non répertoriée. L’oubli et l’escamotage paraissent être des thèmes associés, toute comme les civilisations perdues, les expéditions, les terres étranges.
Excès de vie: la vie comme une chose grouillante, dépourvue de sens autre que croître et reproduire. La chair et les fluides, la faim, le principe de conservation. Les sens charnel et l’éros ne sont pas loin et le thanatos qui l’accompagne. Le « puritanisme » d’HPL affleure, avec une culture (guindée) érigée en rempart dérisoire contre les instincts.
Excès de rêves :traditionnellement associé à Cthluhu. Ce n’est pas pour rien s’il vit au fond de l’océan, qui lui même symbolise l’inconscient, le refoulé sous la surface apparente, le rêve aussi bien que les cauchemars.

Un outil de structuration ?

Dans les premiers ateliers, certains ont demandé si on « jouerais pour voir ce qui va se passer », comme dans Apocaylpse World (AW), ou s’il y aurait un scénario plus « pre-écrit », traditionnel.

C’est clairement vers la première solution que j’ai orienté le projet, car c’est une grande part de l’intérêt du système. Le problème, c’est que cela repose sur une dynamique interne du jeu.
AW n’a pas de « background ». Il a une problématique, un « moteur fictionnel », qui tourne autour de la pénurie. Le monde de AW est marqué par le manque. Manque de nourriture, mais aussi de sécurité, ou d’espoir. Le Meneur de jeu va donc toujours envoyer dans les pattes des joueurs des situations ou les ressources seront limitées, disputées entres plusieurs parties, qui généralement opposent les Personnages aux PNJ mais aussi, très souvent, les personnages entre eux.
Pour Horreur Cosmique, quelle pourrait être cette « problématique » centrale que le Meneur garde à l’esprit et à partir de laquelle découlent toutes ses actions en dernière instance ? Je pense, sans en être totalement sur que cela pourrait être celle de l’excès, du sur-humain.
Revenant à AW, on constate que le système de « fronts » abstraits concrétise la façon dont se manifeste la pénurie et les effets qu’elle entraîne. Ce système de visualisation pourrait être très utile et structurer des fronts particuliers articulés par exemple sur les opposition suivantes réunies autour d’un octogone.
  • beauté-horreur (attirance-répulsion)
  • Immensément grand/loin – petit/proche
  • vie-mort (animé/inanimé)
  • humain-inhumain ( culture  / nature ?)
  • matériel-immatériel
  • vide-plein
  • ici-ailleurs
  • intelligent animé/stupide-inanimé
On notera que chacune des notions mêle elle-même les deux extrêmes. A chaque instant, l’univers « normal » des personnages-joueurs menacera de se « dilater » dans une ou plusieurs de ces fronts de l’exces.
Bonne idée ou mauvaise idée ?
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