Depuis une petit dizaine d’années, l’air du temps est au » jeu narratif », dans le monde du jeu de rôles, mais plus encore dans celui du monde du jeu de plateau et vidéo. Dans cette série d’article, je vais essayer de retracer en me basant sur mon expérience à la tête de 500NDG, l’histoire du terme et ce qu’il recouvre, en le replaçant au sein du champs des « jeux de l’imaginaire ». Première partie : une brève histoire terminologique.
Naissance d’un terme
En France, la première apparition du terme jeu narratif (sans le « de rôle ») que j’ai répertoriée se doit à Ludovic Papais, au tout début de la création de feu la Boite à heuhh, vers 2009-2010.
Fait intéressant, c’est dans un magazine de jeu de plateau (Jeux sur un plateau, aujourd’hui disparu), et non de rôles, qu’est publié cet article. Cet article présentait plusieurs jeux qui , bien qu’ayant en commun avec le JDR de raconter des histoires, s’en distanciait très largement par la façon de joueur : l’absence de Meneur de jeu, ou le caractère compétitif (ou plus ouvertement « collaboratif » des règles, l’absence de « progressions » ou de « scénario », et enfin des jeux plus basés sur des situations que des univers.
il était question notamment de A penny for my thought, (Mnémosyne en VF, et de Polaris , tous deux traduits par 500NDG entre temps.
Le but de l’article était, explicitement de présenter une « troisième voie ludique émergeant », avec des jeux partageant les buts du jeu de rôle – issus des innovations du forum américain « the forge », mais plus proches dans leur mise en oeuvre du jeu de plateau.
Narrativiste édition (ancêtre de 500NDG) a commencé juste après son activité, en suivant la même recherche d’une « troisième voie ludique ». il suivait aussi la voie tracée par Narrattiva en italie, éditeur spécialisé dans ce type de jeu et utilisant le terme de « Giocchi narrativi », et dans une moindre mesure de Conbarba, éditeur espagnol, faisant de même (« juegos narrativos »).
Un long article publié dans JDR-Mag en 2012 exposait ma vision de la chose : au delà des différences entre tous ces jeux, leur plus petit dénominateur, le critère qui les oppose tous aux JDR « classiques » réside dans la place qu’y occupe le système. Celui-ci n’est plus un ensemble de « règles » à la remorque du background, dont le MJ peut disposer, mais un système central.
Haro sur le Gros Bill
Pour comprendre d’ou sortent ces jeux et leur nature, il faut revenir très en arrière.
Nous sommes au début des années 90. Les « anti-règles » (lorgnant vers les systèmes minimum ou le jeu « sans règles ») on triomphé des « tout règles ». Dans leur immense majorité, ceux que l’on appelle depuis quelques années « les rolistes » considèrent d’abord leur jeu comme un univers, et les règles viennent ensuite, à la discrétion du MJ.
On moque les premières parties de D&D ou les joueurs venaient avec leur manuel, vérifier les caractéristiques des monstres et la mise en oeuvre des règles.
C’est l’ère des Simulacres et autres « systèmes simplifiés« . C’est l’éloge du « roleplaying » (et de « l’impro ») contre le « gros bill » optimisateur, façon wargameur. C’est aussi la vogue des jeux « sans dés » (Ambre), voire « sans règles« , ou tout repose sur le MJ (Hurlements).
L’arrivée de La Mascarade au milieu des années 90 consacre cette conception avec le Storytelling system et ses règles minimales donnant un grand pouvoir au Meneur du jeu, dépositaire de la « réussite » de la partie.
Or, si celui-ci est parfois confondu avec le terme de Jeux Narratifs, il est en réalité tout le contraire…
USA, la forge du jeu narratif
Au début des années 2000, un forum américain, the forge, va revenir sur cette conception, avec une idée simple : « System does matter » (le système EST important).
Cette expression de Ron Edwards, (un des fondateur du forum, creuset des expérimentations) ré-ouvre pour ainsi dire le débat. Mais il ne s’inscrit pas, en réalité, dans celui de l’époque. En parlant de remettre le système au centre, Ron Edwards ne pense pas à des jeux de « simulation » à la D&D des origines (« est ce qu’un elfe peut par temps de pluies, tirer sur un gobelin à 50 mètres ») mais a un système de jeu servant directement la création d’une histoire (« Qu’est ce qu’il pourrait se passer d’intéressant dans cette fiction si un elfe tire une flèche »).
Le terme de Storygame apparaît alors vers 2004-2005, avec quelques années après le forum du même nom, pour qualifier ces jeux, différents dans leur conception (on ne jette plus les dés pur faire du bruit derrière la paravent), mais surtout dans leur « configuration » (parfois sans « meneur de jeu », etc…)
Le terme de Jeu narratif s’est alors diffusé rapidement dans la moiteur des forum de JDR en France, au fur et à mesure que La boite à heuh et Narrativiste publiaient les premiers de ces « drôles de jeux de rôles ».
Jeux narratifs partout, Storygames nulle part
On a déjà vu deux faux amis : le « storytelling system » est en effet en grande partie à l’opposée de cette conception. Tout comme le concept de « système simplifiés » (le probleme n’étant pas, pour les jeux narratifs, qu’ils sont « trop lourd » ). Non content de raviver, à travers cette confusion les vieux souvenirs de la guerre des pro et anti-systemes, les jeux narratifs débarquent dans une confusion encore plus épaisse.
On la doit d’une part à Ron Edwards lui même, à travers son modèle de GNS, qui donne une représentation des différents usages, selon lui, d’un système pour les jeux de l’imaginaire. L’un de ces pôles, qualifié de « narrativist » va introduire un terme concurrent, plus spécifique de « narrativist game »…qui en français va devenir « jeu de rôle narrativiste ». Le problème étant que ce que désigne le terme ne relève que d’une petite fraction des jeux narratifs et soulève la suspicion devant une « théorisation » jugée par beaucoup fumeuse.
De plus, l’arrivée de ces jeux est alimentée par une autre confusion.
Ces jeux sont en effet, au début, portés par quelques auteurs-éditeurs aux USA. Cela n’a rien de fondamentalement nouveau dans le petit milieu du JDR (D&D ayant commencé comme cela). Mais ces jeux se développent parallèlement à un discours de certains auteurs sur « l’édition indépendante ».
Les tenants de l’appellation « JDR indépendant » insiste sur le caractère « marginal » de la production de ces jeux. Ses connotations très positives (« rock indépendant » ou « Jeu vidéo innovant ») plaident pour elle et domine un temps en France la partie avancée du fandom roliste – ou du moins sa petite fraction curieuse et informée, qui vont populariser le terme.
Or, il pose deux problèmes.
Souvent confondu avec les « jeux amateurs », il ne dit rien du contenu du jeu en se focalisant sur ses conditions de production (par ailleurs la norme, dans un marché ou il n’existe pas, contrairement à la musique ou au jeu vidéo, de logique « capitaliste »). Sans compréhension du caractère spécifique de ces jeux, la réaction est donc, pour beaucoup, de mettre l’intérêt de ces jeux sur la « mode » et un suivisme supposé « Hype ».
Assez rapidement, l’influence de ces groupes se fait néanmoins sentir sur La Boite à Heuhh, qui utilise de moins en moins le terme de jeu narratif au profit de celui « d’indépendant », jusqu’à sa disparition.
Et pourtant ils tournent !
Aujourd’hui, Narrattiva en Italie se cherche encore, malgré la qualité de ses traductions, à coté desquels les originaux font souvent pale figure. Conbarba, en Espagne à rejoint le plus grand éditeur de JDR et en est devenu le solide pilier « indé ». Quant à 500NDG, il adopte un langage et une ligne « inclusive » pour rallier les rolistes tout en essayant de conserver le cœur de sa ligne, la recherche d’une troisième voie.
Si le terme de jeux indépendant s’est essoufflé pour qualifier ces jeux, celui de jeux narratifs connait un développement paradoxal. En effet, ma veille google me renvoie chaque semaine 5 ou 6 jeux nouveaux labellisés sous cette étiquette….dans le champs du jeu vidéo !
Le terme est utilisé pour qualifier des jeux mettant l’accent sur l’histoire, mais là aussi, différents de la forme stabilisée qu’ont les « RPG ». De même, les annonces concernant des « jeux narratifs » – en boite- abondent….dans le jeu de plateau. Les jeux en question (Times stories, le 7eme continent), sont de (bons) jeux collaboratifs à thème fort, qui n’empruntent en rien aux innovations de l’autre jeu narratif et qui restent des jeux de « pose de pions », dénués de tout input créateur.
Si le terme est employé plus probablement sous l’influence du jeu vidéo et qu’ils re-inventent la roue, il n’en reste pas moins qu’ils traduisent un mouvement de fond : la désir d’approfondir les jeux thématiques pour retrouver la magie du jeu de rôle (que beaucoup de joueurs de jeu de plateau ont connu) mais en conservant le fun et l’ouverture des jeux de plateau modernes.
La première bataille pour la troisième voie est donc perdue. Mais la guerre ne fait que commencer.
Crédit image à la une : L’ouvrage de Jon Peterson « playing at the world »
Dans la série « Geeks & Dragons »….